samedi 1 février 2014

Scène 2

Montmartre, 21 heures, café toujours plus tapageur, vaguement gris :


"- Pourquoi vous êtes-vous arrêté d'écrire ?
- Il est des questions que l'on ne pose pas, Mademoiselle Camille !
- J'ai pour habitude de poser les questions que l'on ne pose pas.
- Vous avez pour habitude de vouloir dominer votre monde... Mais c'est le monde qui vous domine !
- Pourquoi donc vous êtes-vous arrêté d'écrire ? Pourquoi ce non-sens ?
- Pourquoi cherchez-vous du sens partout, Mademoiselle Camille ? Le monde est une fourmilière dont les pans s'écroulent systématiquement, et certaines ouvrières s'évertuent à les reconstruire sans savoir pourquoi, parce que le monde est dépourvu de sens. Les ouvrières ignorent le pourquoi de leur mission, et tant mieux, il n'y en a pas ! Alors, les non-sens sont la quotidienneté de l'existence, et il faut les prendre comme tels, c'est à dire des vérités factuelles. Il ne faut pas chercher de signes, Mademoiselle Camille, ni de signes ni de sens, il faut prendre le monde tel qu'il est : une fourmilière qui s'effondre et se remonte au gré de l'imbécillité de ses ouvrières.
- Je ne vous crois pas, Monsieur Arthur, certaines choses ont du sens ; votre écriture avait du sens ! Monsieur Verlaine l'a bien compris ! Vous appa...
- Paul est un malade ! Paul écrit divinement, soit ! Mais Paul est un monstre ! Que savez-vous de lui, petite grue ? Paul est un être mortifère ! Vous voulez savoir qui de nous deux enfilait l'autre ? C'est ça, hein ? Ce fantasme vous excite ? L'amour, la mort, l'homosexualité, la sodomie, des choses qui vous hantent, hein ? J'ai quitté ce monde pour oublier ces dérives obscènes... J'ai quitté l'atmosphère viciée de la poésie malencontreuse pour trouver en ce monde un air plus respirable, un air pur, oui, pur, pur, pur ! Ici n'est que pur purin ! De la merde, Camille ! Comme ce que vous avez dans les yeux ! Vous ne comprenez rien à rien ! Vous me voyez comme un être pervers qui nourrit vos fantasmes. Vous oubliez d'en lire la puissance de mes vers, vous oubliez tout parce que vous avez un clitoris entre vos lèvres ! Vous êtes comme tous les autres ! Soumise à votre envie physique, incapable de faire le choix entre l'amour et la création !
- Et vous, vous êtes un imbécile, Monsieur Arthur ! Un imbécile lumineux ! Vous allez me faire pleurer...
- Oui ! Pleurez donc ! Et ne salissez pas la nappe ! Vos pleurs ne sont pas dignes du sang que d'autres versèrent ici. Vous êtes une petite bourgeoise, Camille ! Vous m'amusez. Ici... Que savez-vous d'ici ? Ici, j'ai écrit les plus belles lignes de la littérature ; ici, j'ai vu mourir, Camille. Je n'avais pas dix-sept ans. J'ai vu le peuple en action, et toutes ses déraisons, et l'imperfectible oraison du cri d'un peuple. Je suis mort ce jour là, Camille ! Mon écriture ne fit que rendre compte de la Commune de Paris ! Arthur Rimbaud est LE poète de la Commune, mais PERSONNE ne le comprendra jamais... Parce que je l'ai décidé ainsi pour mourir plus vite !
- Mais, Arthur, pourquoi vous êtes-vous arrêté d'écrire ? Vous auriez du raconter tout cela !
- Je l'ai fait, Camille !
- Mais vous avez arrêté d'écrire !
- J'ai arrêté d'écrire parce qu'il n'y avait plus rien à raconter.
- C'est faux ! Et vous le savez bien ! Vous n'avez pas le droit de priver ceux qui vous aiment de vos mots, de vos phrases, de vos vers, de vos images, de vos rêves que nous sommes trop immatures à pouvoir faire seuls !
- Quelle responsabilité ! Diantre ! Croyez-vous que je puisse être l'âme de lecteurs potentiels, voire improbables, puisque le commun des mortels préfère se désaltérer des romans-feuilletons de Monsieur Dumas, ou de l'incontinence opportuniste de Monsieur Hugo. Dites-moi qui a lu Charles Baudelaire ? Je n'ai jamais parlé de Baudelaire... C'est par pudeur. Alors, à vous, je le dis, Charles Baudelaire a posé les fondations de cathédrales de mots dont j'ai élevé les voûtes ! Nous sommes nous aussi, des bâtisseurs, et nos codes ne sont compréhensibles que de nous, pareils aux compagnons francs-maçons, et se lisent dans l'entre-ligne de nos créations.
- Vous vous montrez fier d'appartenir à une caste, mais vous semblez vous montrer oublieux que l'art, la création, n'ont de réelle existence que dans le regard des autres. Hors ceux-ci, votre génie n'est qu'un vent sans moulin pour le capter ! Ne me jouez pas le mythe du poète incompris, celui que précisément, Monsieur Hugo décrivit dans sa version de « Notre Dame », Villon sans nul doute... Ne commettez pas cette erreur, Arthur, vous en deviendriez lassant.
- Oh, Camille ! Stupide petite sotte ! Pourquoi croyez-vous qu'il fallait que je cessasse d'écrire ? Il n'est nulle joie dans le geste d'écrire, pas plus que dans les pensées qui le véhiculent ; ce n'est qu'un besoin primaire, métabolique, et qui ne satisfait momentanément que comme un vain plaisir d'amour. J'ai depuis longtemps, souffert dans ma pensée dont mes mots n'étaient que l'écho. Et si je sais qu'ils se sont figés dans les gargouilles du temps, ce n'est certainement pas pour être lus par le tout-venant... Quant au « poète maudit », il semblerait bien que mon « cher ami » Paul ait su m'en coller l'étiquette ou la marque au fer pour les siècles des siècles ! Ah, le tout-venant...
- Et bien, cher ami, je suis le tout-venant !
- La poésie est une confiture collante aux baisers de ceux qui la goûtent.
- Ni plus ni moins que la terre, Arthur ! Ne pensez-vous pas qu'il faille oser se salir pour aller plus loin ?
- Plus loin que quoi ?
- C'est vous qui me dites cela ? Vous qu'on dit prêt à dépasser n'importe quelle frontière, qu'elle fut littéraire ou géographique ? Que fuyez-vous, Arthur ?
- Et vous, Mademoiselle Camille ?
- Cessez de me répondre par des questions ! J'ai tant à apprendre de vous...
- Balivernes ! Il n'y a rien à apprendre de moi ! Il y a possiblement à apprendre de mon écriture, et JE NE SUIS PAS MON ECRITURE !
- Mais votre écriture est une part de vous. Arthur, je me sens faite pour exprimer quelque chose d'autre, quelque chose de nouveau, entendez-moi ! Je veux trouver des voies nouvelles, ainsi que vous avez su le faire. Je sais qu'il existe un autre reflet à donner au monde par l'art de la taille et du modelage. Qu'il est possible de cheminer bien plus loin que les frontières déjà dressées ! Et ce voyage est celui qui prend naissance au plus profond de mon âme ! JE SERAI MA SCULPTURE ET ELLE SERA CAMILLE CLAUDEL !
- Pffffiiiou ! Monsieur Mirbeau me semble avoir encore eut le nez creux ; je me demande parfois si son talent de critique ne repose pas plus sur ses capacités d'analyse de la pensée humaine que sur la sûreté de son goût artistique...
- Pourquoi dites-vous cela ?
- Parce que, Mademoiselle Camille, vous me semblez prête.
- Prête à quoi ?
- A sombrer comme un bateau ivre, seule et abandonnée de tous, pour ne pas avoir voulu tenir compte des vivants qui vous entourent, et du retard qu'ils ont – à moins que ce ne soit de l'avance que vous avez sur eux. Vous me semblez prête à rentrer dans l'ignominie absolue de la création et de la solitude qui l'accompagne. C'est afin de la surmonter que je me saoule ainsi que je commence à cette heure où nous accumulons paroles et alcools.
- Mais je n'éprouve aucun désir de solitude ; j'ai une famille, des am...
- Mais la solitude véritable ne se désire pas, Camille ! Elle nous tombe dessus sans crier gare ! Elle est le fauve au creux de nos entrailles, tapie pour mieux nous surprendre et nous dévorer. Néanmoins, belle amie, cette solitude est un animal sauvage que l'on peut apprivoiser. En se garotant ou se coupant un membre, puisque finalement : elle est soi ou prolongement de soi.
J'aime votre regard de ce bleu si profond. (Camille le regard fixe et immobile - captivée) La couleur des yeux que l'on aime, illustre celle de nos mers intérieures. La mienne fut d'encre avant que cette dernière ne fuît.

- Je vous en prie Arthur : faite moi boire encore, afin que ce ciel stupidement irréel de mon regard, tente d'inonder un peu plus le délicieux moulin de vos paroles.

5 commentaires:

  1. Eh bien ! J'ai vraiment beaucoup aimé ! On s'y croirait, j'ai été captivée du début à la fin ! Le tout avec beaucoup de rires et des passages qui laissent à réfléchir... Merci pour cette courte mais belle lecture !

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  2. Excellent amigo !
    Il est vrai que la solitude s’apprivoise.

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