Montmartre, 21 heures, café toujours
plus tapageur, vaguement gris :
"- Pourquoi vous êtes-vous arrêté
d'écrire ?
- Il est des questions que l'on ne pose
pas, Mademoiselle Camille !
- J'ai pour habitude de poser les
questions que l'on ne pose pas.
- Vous avez pour habitude de vouloir
dominer votre monde... Mais c'est le monde qui vous domine !
- Pourquoi donc vous êtes-vous arrêté
d'écrire ? Pourquoi ce non-sens ?
- Pourquoi cherchez-vous du sens
partout, Mademoiselle Camille ? Le monde est une fourmilière dont
les pans s'écroulent systématiquement, et certaines ouvrières
s'évertuent à les reconstruire sans savoir pourquoi, parce que le
monde est dépourvu de sens. Les ouvrières ignorent le pourquoi de
leur mission, et tant mieux, il n'y en a pas ! Alors, les non-sens
sont la quotidienneté de l'existence, et il faut les prendre comme
tels, c'est à dire des vérités factuelles. Il ne faut pas chercher
de signes, Mademoiselle Camille, ni de signes ni de sens, il faut
prendre le monde tel qu'il est : une fourmilière qui s'effondre et
se remonte au gré de l'imbécillité de ses ouvrières.
- Je ne vous crois pas, Monsieur
Arthur, certaines choses ont du sens ; votre écriture avait du sens
! Monsieur Verlaine l'a bien compris ! Vous appa...
- Paul est un malade ! Paul écrit
divinement, soit ! Mais Paul est un monstre ! Que savez-vous de lui,
petite grue ? Paul est un être mortifère ! Vous voulez savoir qui
de nous deux enfilait l'autre ? C'est ça, hein ? Ce fantasme vous
excite ? L'amour, la mort, l'homosexualité, la sodomie, des choses
qui vous hantent, hein ? J'ai quitté ce monde pour oublier ces
dérives obscènes... J'ai quitté l'atmosphère viciée de la poésie
malencontreuse pour trouver en ce monde un air plus respirable, un
air pur, oui, pur, pur, pur ! Ici n'est que pur purin ! De la merde,
Camille ! Comme ce que vous avez dans les yeux ! Vous ne comprenez
rien à rien ! Vous me voyez comme un être pervers qui nourrit vos
fantasmes. Vous oubliez d'en lire la puissance de mes vers, vous
oubliez tout parce que vous avez un clitoris entre vos lèvres ! Vous
êtes comme tous les autres ! Soumise à votre envie physique,
incapable de faire le choix entre l'amour et la création !
- Et vous, vous êtes un imbécile,
Monsieur Arthur ! Un imbécile lumineux ! Vous allez me faire
pleurer...
- Oui ! Pleurez donc ! Et ne salissez
pas la nappe ! Vos pleurs ne sont pas dignes du sang que d'autres
versèrent ici. Vous êtes une petite bourgeoise, Camille ! Vous
m'amusez. Ici... Que savez-vous d'ici ? Ici, j'ai écrit les plus
belles lignes de la littérature ; ici, j'ai vu mourir, Camille.
Je n'avais pas dix-sept ans. J'ai vu le peuple en action, et toutes ses
déraisons, et l'imperfectible oraison du cri d'un peuple. Je suis
mort ce jour là, Camille ! Mon écriture ne fit que rendre compte de
la Commune de Paris ! Arthur Rimbaud est LE poète de la Commune,
mais PERSONNE ne le comprendra jamais... Parce que je l'ai décidé
ainsi pour mourir plus vite !
- Mais, Arthur, pourquoi vous êtes-vous
arrêté d'écrire ? Vous auriez du raconter tout cela !
- Je l'ai fait, Camille !
- Mais vous avez arrêté d'écrire !
- J'ai arrêté d'écrire parce qu'il
n'y avait plus rien à raconter.
- C'est faux ! Et vous le savez bien !
Vous n'avez pas le droit de priver ceux qui vous aiment de vos mots,
de vos phrases, de vos vers, de vos images, de vos rêves que nous
sommes trop immatures à pouvoir faire seuls !
- Quelle responsabilité ! Diantre !
Croyez-vous que je puisse être l'âme de lecteurs potentiels, voire
improbables, puisque le commun des mortels préfère se désaltérer
des romans-feuilletons de Monsieur Dumas, ou de l'incontinence
opportuniste de Monsieur Hugo. Dites-moi qui a lu Charles Baudelaire
? Je n'ai jamais parlé de Baudelaire... C'est par pudeur. Alors, à
vous, je le dis, Charles Baudelaire a posé les fondations de
cathédrales de mots dont j'ai élevé les voûtes ! Nous sommes nous
aussi, des bâtisseurs, et nos codes ne sont compréhensibles que de
nous, pareils aux compagnons francs-maçons, et se lisent dans
l'entre-ligne de nos créations.
- Vous vous montrez fier d'appartenir à
une caste, mais vous semblez vous montrer oublieux que l'art, la
création, n'ont de réelle existence que dans le regard des autres.
Hors ceux-ci, votre génie n'est qu'un vent sans moulin pour le
capter ! Ne me jouez pas le mythe du poète incompris, celui que
précisément, Monsieur Hugo décrivit dans sa version de « Notre
Dame », Villon sans nul doute... Ne commettez pas cette erreur,
Arthur, vous en deviendriez lassant.
- Oh, Camille ! Stupide petite sotte !
Pourquoi croyez-vous qu'il fallait que je cessasse d'écrire ? Il
n'est nulle joie dans le geste d'écrire, pas plus que dans les
pensées qui le véhiculent ; ce n'est qu'un besoin primaire,
métabolique, et qui ne satisfait momentanément que comme un vain
plaisir d'amour. J'ai depuis longtemps, souffert dans ma pensée dont
mes mots n'étaient que l'écho. Et si je sais qu'ils se sont figés
dans les gargouilles du temps, ce n'est certainement pas pour être
lus par le tout-venant... Quant au « poète maudit », il
semblerait bien que mon « cher ami » Paul ait su m'en
coller l'étiquette ou la marque au fer pour les siècles des
siècles ! Ah, le tout-venant...
- Et bien, cher ami, je suis le
tout-venant !
- La poésie est une confiture collante
aux baisers de ceux qui la goûtent.
- Ni plus ni moins que la terre, Arthur
! Ne pensez-vous pas qu'il faille oser se salir pour aller plus loin
?
- Plus loin que quoi ?
- C'est vous qui me dites cela ? Vous
qu'on dit prêt à dépasser n'importe quelle frontière, qu'elle fut
littéraire ou géographique ? Que fuyez-vous, Arthur ?
- Et vous, Mademoiselle Camille ?
- Cessez de me répondre par des
questions ! J'ai tant à apprendre de vous...
- Balivernes ! Il n'y a rien à
apprendre de moi ! Il y a possiblement à apprendre de mon écriture,
et JE NE SUIS PAS MON ECRITURE !
- Mais votre écriture est une part de
vous. Arthur, je me sens faite pour exprimer quelque chose d'autre,
quelque chose de nouveau, entendez-moi ! Je veux trouver des voies
nouvelles, ainsi que vous avez su le faire. Je sais qu'il existe un
autre reflet à donner au monde par l'art de la taille et du
modelage. Qu'il est possible de cheminer bien plus loin que les
frontières déjà dressées ! Et ce voyage est celui qui prend
naissance au plus profond de mon âme ! JE SERAI MA SCULPTURE ET ELLE
SERA CAMILLE CLAUDEL !
- Pffffiiiou ! Monsieur Mirbeau me
semble avoir encore eut le nez creux ; je me demande parfois si son
talent de critique ne repose pas plus sur ses capacités d'analyse de
la pensée humaine que sur la sûreté de son goût artistique...
- Pourquoi dites-vous cela ?
- Parce que, Mademoiselle Camille, vous
me semblez prête.
- Prête à quoi ?
- A sombrer comme un bateau ivre, seule
et abandonnée de tous, pour ne pas avoir voulu tenir compte des
vivants qui vous entourent, et du retard qu'ils ont – à moins que
ce ne soit de l'avance que vous avez sur eux. Vous me semblez prête
à rentrer dans l'ignominie absolue de la création et de la solitude
qui l'accompagne. C'est afin de la surmonter que je me saoule ainsi
que je commence à cette heure où nous accumulons paroles et
alcools.
- Mais je n'éprouve aucun désir de
solitude ; j'ai une famille, des am...
- Mais la solitude véritable ne se
désire pas, Camille ! Elle nous tombe dessus sans crier gare !
Elle est le fauve au creux de nos entrailles, tapie pour mieux nous
surprendre et nous dévorer. Néanmoins, belle amie, cette solitude
est un animal sauvage que l'on peut apprivoiser. En se garotant ou se
coupant un membre, puisque finalement : elle est soi ou
prolongement de soi.
J'aime votre regard de ce bleu si
profond. (Camille le regard fixe et immobile - captivée) La
couleur des yeux que l'on aime, illustre celle de nos mers
intérieures. La mienne fut d'encre avant que cette dernière ne
fuît.
- Je vous en prie Arthur : faite
moi boire encore, afin que ce ciel stupidement irréel de mon regard,
tente d'inonder un peu plus le délicieux moulin de vos paroles.