dimanche 2 août 2009

Scène 1

Montmartre, place du tertre, 19 heures, dans un café tapageur :

"- Salut l'ami ! Cela me fait rudement plaisir de te voir depuis l'temps. Tu commences à nous manquer sérieusement : Paris se lasse de sa propre bêtise et de son manque d'imagination ambiants...
- Salut Octave ! Mais en vous asseyant, n'omet pas de me présenter cette jeune fille qui t'accompagne.
- Hé hé ! Je te présente Camille : une très jolie demoiselle qui se pique de devenir sculptrice, et pour laquelle j'ai le faible de croire que c'est possible. Sculptrice... Imagines-tu cela, toi, même toi le dévoyé ?
- Enchanté mademoiselle Camille, et ne vous souciez nullemement des sarcasmes de notre ami Octave, vous aurez tôt fait de vous y habituer. Ceux-ci n'ont d'autre vocation que de pousser au derrière les mules, pour ne pas dire les ânes, que sont les véritables créateurs. Quant à votre jeune age, il n'est garant que de la précocité de votre génie, si tant est que la pertinence de ce monsieur ne soit pas affectée par un parisianisme délétère.
- Me citeriez-vous monsieur Corneille, Monsieur ? Je me suis laissée aller à penser que votre souci de l'innovation avait rangé les vers académiques au rang des momies du Louvres... C'est moi-même qui ai insisté auprès d'Octave, afin de croiser celui dont il est dit qu'il vaut mieux l'éviter. J'aime le danger.
- Et bien ma foi, voici qui est une introduction pleine de verve et de piquant ! Puisse votre art toujours souffrir d'une pareille pointe de provocation ! Vous savez ? De celles que l'on enfonce dans les reins des critiques...
- Et c'est toi qui parle de sarcasmes ? Ha ha ha ! Tu te dis changé, mais tu ne changes pas. Que n'avons nous perdu depuis ton départ...
- Mmmmmmmm... Octave, je ne l'écrirai pas deux fois, mais Paris garde pour moi les couleurs utérines des murailles rougies et des azurs blaffards. Et les reflets de la fée verte, plutôt que les masquer, refont surgir en moi les volutes d'un incendie que j'ai décrété éteint. Je ne suis ici que de passage, et incognito de surcroît.
- Voyez-vous, chère Camille, le specimen le plus absurde du gâchis artistique, en action ? Ne faites jamais comme lui ! Ne vous niez jamais ! Allez toujours au-delà de vous-même ! Cet homme, mon ami, n'écoute rien ni personne, pas même lui-même. As-tu revu Paul ? Et Stéphane ?
- Ne sois pas vulgaire Octave ! Paul est un malade, quant à Stéphane, à force de jouer les coquettes dans son salon, il en oubliera jusqu'à ce pourquoi il se mit à écrire... Non. Je ne veux pas les voir. Toi, c'est différent.
- Justement ! J'ai fait découvrir à Camille les salons du mardi de Stéphane ; c'est édifiant.
- Edifiant... Edifiant, c'est le mot, oui ! Edifiant de stupidité protocolaire ! Edifiant de masturbation intellectuelle pour les uns, et de voyeurisme ignare pour les autres. Laisser le talent de Stéphane à la flagornerie de l'intelligenciat réactionnaire, ou à la nullité de ceux qui se croient ses pairs, est pire que chier sur les cendres de Villon, et Dieu (s'il existe) sait si ça fait de la fûmée pestilentielle ! Stéphane me fait vomir. Paul est un mort-vivant. Moi ? Je préfère être vraiment mort que de participer à cette sombre comédie...
- Je vous trouve injuste, Monsieur ! Octave m'y a emmenée, et je me suis régalée de ce que j'ai pu y puiser de belles lettres.
- De belles lettres ? Mais Mademoiselle Camille ? Que sont pour vous les belles lettres ? Ces gens font des mots leurs esclaves. Il s'en servent à je ne sais quels fins, à moins que je ne le sache que trop... Suivez mon regard ! Mademoiselle Camille, c'est d'avoir été esclave de ces dits-mots, dont j'ai voulu me libérer. La puanteur de ces milieux exsude de leur incapacité à saisir l'origine même de l'art d'écrire, comme d'une aisselle de paragraphe mal conçue, ruisselante d'égotisme et de rodomontades, auto-satisfaite ! Que croyez-vous Mademoiselle Camille ? Que vous avez du talent ? Le talent ne s'invente pas Mademoiselle Camille. Vous n'êtes qu'une petite bourgeoise qui se prend pour Michel-Ange par désoeuvrement.
- Je ne me suis jamais prise pour Michel-Ange !
- Alors pour le Démiurge, peut-être, vous croyant vainement capable de reproduire dans la glaise ce que vous ne parvenez pas à être vous-même... vous êtes encore une de ces femmes idiotes qui se veulent l'égal de l'homme dans ce qu'il a de plus vil. Je vous remercie, Octave, de m'avoir présenté cette jeune fille, elle confirme en tout point ma théorie du vide existentiel !
- Allons, allons, mon ami, ne soyez pas trop dur ! Camille possède un talent fou.
- S'il vous plaît, Mademoiselle Camille, ne baissez pas ainsi les yeux ! Je serais content de voir vos travaux, et que vous m'en parliez. Je suis une brute, pardonnez-moi ! Je suis une brute épaisse, et je m'aime tel quel.
- Je n'en crois rien, Monsieur. Je vous ai lu...
- Vous m'avez survolé...
- Non ! J'ai tressailli comme à une annonciation de vos mots.
- Foutaises ! Je ne suis pas Dieu ! Je suis le diable, c'est beaucoup plus distrayant ! Je ne suis pas "bon", je suis le meilleur !
- Vous l'étiez, Monsieur...
- ...
- Bon ! Chers amis, mon devoir journalistique m'appelle ! Puisque je vois votre échange en bon cours, je vous laisse deviser !
- Mais Octave ! Tu n'as rien bu !
- Très peu pour moi ! Mon médecin me l'a déconseillé.
- Ton médecin ? Deviendrais-tu Bourgeois, vieux communard ?
- Je te laisse à la beauté des vingt ans, mon ami...
- Dix-neuf, Monsieur Mirbeau !
- Camille, vous êtes divîne et entre les meilleures mains du monde. Faites oublier quelques instant à cet homme de s'ignorer !
- Octave, tu n'es qu'un bourgeois qui se vend à plus bourgeois que toi !
- Et toi, tu es le plus grandiose idiot que la Terre eut porté.
...
- Et voilà... Il est parti. Cette discussion m'a donné plus soif que les sables abyssins. que buvez-vous, belle jeune fille ?
- Comme vous, Monsieur !
- Ah non ! L'absinthe est une chasse gardée de ceux qui peuvent la boire !
- Pensiez-vous que je ne sache comment la passer sur le sucre et la cuillère ? J'ai un père qui m'aime, en aînée, comme un fils. Je connais les moeurs des hommes, ainsi que leurs travers.
- Mademoiselle Camille, je ne dénature pas plus la vertu des racines de l'absinthe, que des mots.
- Vous êtes un génie.
- Non, je suis mort.
- Vous êtes vivant.
- J'ai soif.
- Pourquoi ?
- Parce que j'ai dit et écrit tant de choses, que cette soif en est devenue inextinguible.
- Vous avez si peu écrit...
- C'est parce que j'ai beaucoup vécu...
- Vous ne savez pas ce qu'est aimer.
- Et vous, vous ne le saurez jamais Mademoiselle, parce que vous me le reprochez !
- Vous êtes bien péremptoire, Monsieur !
- Je vous aime, Mademoiselle Camille.
- Mais... Mais, ce ne peut ! Vous ne me connaissez pas ! Vous êtes de tant mon aîné... Et puis... Et puis... Vous me faites perdre la tête. Vous êtes fou, Monsieur Arthur !
- Oui."

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